Trois interprètes de "Napoléon" racontent Sacha Guitry

Daniel Gélin : Il était timide et méfiant.

J'avais très peu travaille avec Sacha Guitry quand Il m'a demandé de jouer le rôle de Bonaparte. J'y ai surtout vu l'occasion d'approcher ce bonhomme fantastique : J'ai toujours été plus intéressé par la vie que par mes rôles. Je n'ai Jamais plus retrouvé, avec aucun metteur en scène, autant d'esprit en même temps que d'affabilité avec les acteurs, les grandes vedettes ou les figurants. Je l'amusais parce que, sur les plateaux, entre les scènes, je suis gai. Cela le fascinait. Il me parlait de mon sourire. Il avait prévu une scène avec un Bonaparte très souriant car c'était, disait-il, une de ses plus puissantes armes de séduction. Elle a dû être coupée au montage : le film était trop long. II racontait sans arrêt des histoires, sur son père, sur Alphonse Allais. C'était étonnant de voir ce monsieur très respectable porter de grands colliers d'ambre et des chemises à fleurs comme les hippies actuels, sans aucun complexe, et attendrissant de l'entendre dire " papa " en parlant de Lucien Guitry. Il avait, en fait, l'air très sentimental. Pendant que nous tournions. Cocteau est tombé gravement malade. J'ignorais qu'il existait entre ces deux hommes, dont la conception artistique était opposée, une longue amitié datant de leur jeunesse. Tous les jours, il faisait prendre des nouvelles de son ami et lui envoyait des fleurs. Je me suis alors aperçu qu'ils avaient beaucoup de points commun : outre le sens du spectacle, de la beauté et un commun talent pour la conversation, ils étaient tous les deux des timides comme souvent le sont des apparents monstres. Je crois qu'ils étaient méfiants.

Déformation professionnelle

Ils détestaient la méchanceté. Durant le tournage, opéré d'un ulcère d'estomac, il dit, en se réveillant, au chirurgien : « Ah ! docteur, j'ai bien failli vous perdre ! » Au Fort Carré d'Antibes, j'ai tourné une scène où, incarcéré dans une cellule, j'étais uniquement éclairé par la lumière diffusée par un minuscule soupirail. Le chef opérateur dit à Sacha Guitry : « Il n'y aura rien sur la pellicule. » « Faites-moi plaisir, répondit Sacha Guitry, tournez-la quand même. » Ça a été la plus jolie scène du film. » Le premier jour du tournage, pour me faire comprendre quel personnage il était, il me prit à part : « Je vais vous dire, expliqua-t-il, à quel point j'ai la déformation professionnelle. Un jour, j'ai eu, avec une des femmes qui m'ont fait l'honneur de partager ma vie, une violente dispute qui nous a menés au bord de la rupture. Et brusquement, je lui ai dit : « Oui, bon, alors, à ce moment-là, il faudrait baisser le ton. »

Michèle Morgan : C'était un homme d'Ancien Régime.

J'ai travaillé deux fois avec Sacha Guitry. J'ai été Joséphine dans « Napoléon », et Gabrielle d'Estrée dans « Si Paris m'était conté ». C'était un homme extrêmement agréable, d'une courtoisie d'Ancien Régime. Lorsque Je suis venue le voir pour la première fois, il m'a dit : « Je suis une des rares personnes à vous avoir vue jouer sur une scène de théâtre. Vous donniez la réplique à un jeune homme qui passait une audition. Je vous avais remarquée. Vous aviez seize ans. »

Techniciens en pleurs

» Avec lui, j'avais l'impression d'être plutôt au théâtre que dans un studio de cinéma. Lorsque l'on a tourné, à La Malmaison, la scène où Napoléon annonce son intention de divorcer, tous les techniciens sur le plateau pleuraient ou étaient émus. Après, lorsque j'ai vu les rushes, j'ai été très déçue. C'était tourné de beaucoup trop loin : l'émotion ne parlait plus. » J'aurais préféré qu'on me donne le rôle de Marie Walewska. Celui de Joséphine est tout à l'opposé de mon caractère. Je ne suis d'ailleurs pas sûre que ce soit Sacha Guitry qui m'ait choisie. Peut-être seulement les producteurs avalent-ils besoin de mon nom pour le générique. » Quoi qu'il en soit, ce qui m'a donné le plus de mal, ça a été d'éviter de prendre le ton un peu particulier de Sacha Guitry. J'ai le mimétisme facile. Et sa voix était séduisante. »

Raymond Pellegrin : Un personnage délicat et pudique

C'était en 1954-1955, dit Raymond Pellegrin. J'étais à Rome, où je tournais un film avec Lollobrigida. On m'appela au téléphone de Paris « Je suis Sacha Guitry, me dit mon interlocuteur. Accepteriez-vous de jouer le rôle de Napoléon dans un prochain film ?» Je ne le connaissais pas. Sa voix était facile à imiter. J'ai cru à la blague d'un copain et j'ai répondu « Quel est l'idiot qui me téléphone ?» Il a insisté : « Je suis Sacha Guitry. Venez me voir quand vous rentrerez à Paris. » J'y suis allé. Nous sommes restés deux heures ensemble, bavardant de choses et d'autres, puis il a conclu : « Vous êtes mon Napoléon. » Le film a été sans histoire, mais long et difficile à tourner. Je me souviens surtout du mal que j'ai eu. Pourtant, jouer Napoléon, c'est une chance.

Une barrière contre l'indiscrétion

» Etant donné l'étrangeté et la complexité du personnage, chaque comédien choisit son interprétation en fonction de son propre physique et de son caractère. Autant d'acteurs, autant de Napoléon différents. » On a beaucoup écrit sur M. Guitry. Pour moi, je considère comme une chance d'avoir travaillé avec lui toute une année, il était infiniment délicat et pudique. Il s'était fabriqué un personnage que l'on peut juger plus ou moins réussi. C'était, en fait, une barrière contre l'indiscrétion particulièrement développée dans les milieux d'artistes. Sa très grande érudition ne lui permettait que très peu d'interlocuteurs. » Il vivait à l'écart du Tout-Paris. Son esprit à l'emporte-pièce était compensé par les attentions touchantes qu'il avait pour les gens qui vivaient auprès de lui.»