Interview d'Arletty en 1972

Depuis le tournage d'Hôtel du nord je n'ai plus jamais dit "Atmosphère"

IL y a des répliques qui collent à la peau de leur auteur. Et pour toujours « Soldats, du haut de ces pyramides... », c'est Bonaparte ; « Et pourtant, elle tourne ! »... Galilée ; « Merde », Cambronne et « Atmosphère, atmosphère... est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ! » c'est Arletty dans « Hôtel du Nord ». « Et pourtant elle n'est pas à moi, précise aussitôt Arletty. Moi, je n'ai fait que transmettre au public. Ce merveilleux mot appartient à Jeanson. » Aussi, la réplique dite, par respect de la propriété d'autrui, Arletty qui ne fait rien à moitié, raye purement et simplement le mot « atmosphère » de son vocabulaire.

Du climat ou de l'ambiance

« Je ne veux jamais le prononcer, dit-elle. Quand j'ai besoin de ce mot-là, je parle de climat ou d'ambiance. » L'ambiance, dans son petit appartement parisien, est à la gaieté. Blanc lumineux des murs et du canapé avec des taches de rouge des coussins et des rideaux. Même harmonie sur la maîtresse de maison. Les bottes, le pantalon, le chandail décolleté sont blancs. Seul est framboise le châle jeté sur la courbe toujours parfaite de l'épaule. Blancs également les cheveux, aux mèches coupées très court, comme un adolescent. La silhouette reste étonnamment juvénile. Un instant, la pose est même celle d'une jeune fille attentive : les pieds sur le canapé, les longues jambes repliées serrées dans les bras nus, le menton sur les genoux. Mais très vite, comme prise en faute, elle a retiré ses pieds du canapé et les a posés sagement sur la moquette. « N'ayant jamais été très fourmi, soupire-t-elle, j'ai dû quitter mon grand appartement de la rue Raynouard. Mais ça m'est égal, il y a plus de soleil dans celui-ci. » Derrière les épaisses lentilles bleutées des lunettes, les yeux malades ne peuvent que deviner la tache vert tendre des marronniers qui remuent devant sa fenêtre. Son soixante-quatorzième printemps... et « Hôtel du Nord », c'était il y a déjà trente-quatre ans ! « Hôtel du Nord » ! C'est si loin, mon ami ! Des anecdotes ? Moi, je n'ai pas d'anecdotes. Et la voix claironne comme autrefois. Un film, ou je m'y amusais, ou je le faisais pour payer mon loyer. Là, bien sûr, avec Carné, je me suis bien amusée. Quel chef d'orchestre ! Dans le scénario, Jouvet et moi, on ne devait pas être très importants, mais le film fini, on nous entendait... Que voulez-vous, avec une partition signée Jeanson, on pouvait vraiment pas rater nos duos. » Aveu d'humilité, aussitôt contredit par un rire impertinent, nerveux, plein de gouaille faubourienne : le rire d'Arletty. En trente-quatre ans, il n'a pas pris une ride. « II n'y a qu'une chose que j'aimais pas, reprend - elle. C'était de voir les rushes. Je déteste me regarder... Mettre ma photo sur les murs ou dans un beau cadre sur un piano, c'est vraiment pas mon genre. Tout ça, c'est des vraies bêtises . Alors me voir sur l'écran, quel supplice ! D'abord ça sert à rien. C'est fait, c'est donc trop tard pour se corriger. Et puis... ma voix m'agace. »

Nouveau métier à quarante ans

Pas le moindre rire ne vient, cette fois, démentir cette ahurissante affirmation. « Mais si, mais, si insiste- t-elle, ma voix m'agace, c'est comme ça ! Alors j'écoutais et je regardais les autres. Car, à quarante ans, j'avais encore beaucoup à apprendre des autres. « Hôtel du Nord », c'était le premier film que je faisais sérieusement. Avant, le cinéma pour moi, c'était pour me faire de l'argent de poche. Mon métier, c'était le théâtre. » Au ton passionné, on devine l'acharnement mis à apprendre, « à quarante ans bien tassés ». ce nouveau métier d'actrice de cinéma. Etonnant ! On pouvait croire qu'avec sa voix inimitable et son cocktail tendre-acide, Arletty pouvait se contenter d'être. « Pas du tout, rétorque-t-elle en se tapant farouchement les genoux. D'accord, je suis du genre spontané. Je ne suis pas la dame qui se dit : « Le journaliste va venir me voir, faut que j'y prépare quelques bonnes réponses. » Non, je n'ai pas pensé à vous avant votre coup de sonnette. Mais ma spontanéité, mon naturel, c'est des années de métier ! » Années jalonnées de succès incomparables comme « Le jour se lève », « Circonstances atténuantes », « Fric-frac », « Les Visiteurs du soir » ou celui qui reste son préféré : « Les Enfants du paradis ». Mais l'après-guerre n'apporte plus les mêmes triomphes. Les modes passent et la cigale n'a jamais pu devenir fourmi. Arletty songeait à vendre son dernier tableau, une toile de Dufy, quand Henri Jeanson l'imposa dans son film « Maxime ». L'an dernier, Arletty publiait « La Défense » : un recueil de souvenirs, certes, mais nullement un testament. Elle espère tourner encore, malgré sa vue très faible. Elle ne peut lire qu'une heure par jour avec une énorme loupe. Des auteurs pensent à elle et Jean-Claude Brialy songerait à lui donner un rôle dans son prochain film. Mais Henri Jeanson ne sera plus là pour lui écrire ses répliques qu'elle était la seule à pouvoir dire de cette voix qui n'agace qu'elle.