IL y a un peu moins de trente ans» sortit sur les écrans parisiens « L'assassin habite au 21 », le premier film d'Henri-Georges Clouzot. En fait, cet « Assassin » était la suite d'un scénario écrit peu de temps auparavant : « Le Dernier des six. » Les personnages sont les mêmes. C'est comme « Angélique », plaisante Clouzot.
« Quand un de mes films est fini, il ne m'intéresse plus, dit-il. D'abord, parce qu'au montage, je l'ai déjà vu au moins six cents fois, ensuite parce que je ne vois plus que ce qui, dedans, est manqué et que je bute toujours sur la scène qui m'est restée sur le cœur. Dans une interview, Brel a dit : « On ne demande pas à la poule de manger ses œufs ». Il a raison : le plaisir qu'on a à réaliser un film est indépendant du déplaisir qu'on peut éprouver à le regarder. A la TV, c'est pire encore, parce qu'il me semble dommage, quand on a imaginé une situation pour un grand écran, de le voir ramener à cette dimension-là. — Pourtant, intervient sa femme, Inès, tu as bien regardé « Quai des Orfèvres ». — Oui, répond-il, à cause de toi : tu voulais savoir qui était l'assassin et je l'avais oublié. C'était si peu important. On nous sert le porto que Brasilia, la domestique portugaise, a rapporté de Lisbonne. Clouzot est chaleureux, détendu, dans son nouvel appartement situé au septième étage d'un immeuble proche de la place Wagram. Dans une harmonie de marron et de blanc, au milieu de meubles modernes, une remarquable installation stéréophonique dont les bafles géants prennent des allures de sculptures, des milliers de disques et de cassettes enregistrées par le maître du logis lui-même, des magnétos, des platines professionnelles ont transformé l'appartement en un véritable temple de la musique.
Parfaitement détendu, Clouzot ne ressemble en rien au metteur en scène qui, dit-on, n'est plus, sur un plateau de travail, que fureur et cruauté mentale. Il s'en explique, d'ailleurs, sans complexe : « Pour mettre les comédiens dans l'état d'angoisse nécessaire à la scène, il faut être angoissé soi-même. Ce qui m'importe chez le comédien, c'est qu'il « entre » dans l'état physique du personnage au moment donné. Là-dessus, je suis incapable de céder. Je ne peux pas supporter qu'on fabrique. Peu m'Importe si la colère que je réclame a d'autres motivations que celles du rôle, il suffit qu'elle soit vraie. Pour le texte, je suis plus tolérant. Que le comédien dise un mot pour un autre, je m'en moque. C'est donc à moi de le mettre en rogne ou en larmes. Avec Bardot, qui est un cas typique, tout a été très facile, elle s'est laissé totalement conditionner et sans lutte.
"C'est généralement plus facile avec les femmes qu'avec les hommes. Quand vous tournez, vous êtes également préoccupé par les cinq à sept millions que vous dépensez par jour ; celui qui n'y pense pas est un fou. D'autant qu'après un film raté, on ne tourne plus. "
S'il n'aime pas revoir ses films, Clouzot n'en est pas moins le très bon spectateur des films des autres : « J'adore le cinéma pour le cinéma. Il nous arrive souvent, ma femme et moi. d'y aller trois fois dans une même journée. La télévision m'intéresse aussi. Il me semble pourtant qu'avec elle on devrait pouvoir aller beaucoup plus loin dans le choc. Elle ne s'adresse pas à un public de dix millions de téléspectateurs, mais à des petits comités de X fois deux ou trois personnes. Bénéficiant de cette intimité, on devrait pouvoir tout traiter. » Le dernier film de Clouzot, « La Prisonnière », date de deux ans. Depuis, rien. « Vous savez, dit-il, j'ai soixante-trois ans, je ne suis pas obligé de tourner. Alors je ne vois pas pourquoi j'accepterais, maintenant, de travailler dans des conditions que j'ai toujours refusées. Il faudrait que , comme Chaplin, je dispose d'un an pour faire un film.»
C'était le tout début de sa carrière (notre photo). Elle était figurante depuis l'âge de seize ans, et elle avait rencontré Clouzot à vingt, mais ils ne tournèrent, ensemble, leur premier film (lui comme metteur en scène, elle en vedette) que durant l'hiver 1942-1943 : ce fut « L'assassin habite au 21 », expédié en vingt-six jours dans les studios glacés de Billancourt. Suzy Delair se souvient que son cachet se montait à 40 000 F environ et que cela lui avait permis d'acheter, chez Jacques Fath, la robe noire dont elle rêvait et d'offrir, à sa grand-mère, quelques lainages... et une peau de chat. Clouzot travaillait déjà d'une manière précise, méticuleuse, presque mathématique tous les plans de son film étaient dessinés, de sa main, sur la page de gauche de son manuscrit. Et Suzy Delair, qui tournait, pourtant, pour la deuxième fois avec Pierre Fresnay (après « Le Dernier des six »), s'émerveillait de se trouver face à un partenaire aussi prestigieux : « Je n'arrivais pas à croire que je jouais avec lui. Il fallait que je me pince... » Aujourd'hui, Suzy Delair songe à monter un nouveau tour de chant, tout comme à l'époque de « L'assassin habite au 21 », où elle chantait à Bobino et à l'Européen. Elle vient d'être, pendant cinq mois, la Périchole au théâtre de Paris, et, après des vacances à Audierne, chez Georges Van Parys, elle va probablement renouer le fil d'une car rière de music-hall : « Je n'aime pas, dit-elle, les choses faciles ; il ne reste plus qu'à trouver des chansons. »