1978 : ENTRE les deux Gabin, le dur aux cheveux bruns et le patriarche aux cheveux blancs, il y a eu, comme entre les deux de Gaulle, une traversée du désert. Depuis Hollywood, en 1941, jusqu'à Berchtesgaden avec la 2° D.B. en 1945. Cette absence, qui devait lui coûter provisoirement sa place, la première, sur les écrans français, explique peut-être les paradoxes du Gabin vieillissant. « Pour se refaire une place au soleil, explique Pierre Granier-Déferre, le metteur en scène de « La Horse », Gabin sut très habilement exagérer son âge, comme Signoret aujourd'hui. De « La Marie du port ». en 1949. aux « Grandes Familles », en 1958, en passant par « Touchez pas au grisbi » en 1953, il mina à fond sur l'alourdissement de sa silhouette, le ralentissement de sa démarche, ses silences d'homme mûr et ses rognes de despote. La remontée néanmoins fut longue et difficile. D'où probablement l'acharnement qu'il mit à ancrer son argent dans la terre. De la ferme modeste qu'il acheta vers 1950, dans l'Orne, il fit, en vingt ans, une magnifique exploitation de cent cinquante-deux hectares d'un seul tenant, achetant patiemment toutes les parcelles qu'on lui offrait, les payant souvent au-dessus du cours. « Il voulait avant tout se protéger et protéger sa famille, explique GranierDeferre. «Ce vrai Parisien n'avait d'admiration que pour les marins, les grands hommes d'affaires et les paysans : il se voulait terrien. L'irruption chez lui, en juillet 1962, de quelque cinq cents agriculteurs dénonçant en lui un « cumulard » et un « amateur » le blessa profondément. Depuis lors, il ne cessa d'hésiter : s'accrocher à sa terre ou l'abandonner. « Si un corniaud s'amène avec un milliard, je lui largue tout », répétait-il. Les relatives déceptions qu'il avait connues avec ses chevaux de course, lui qui avait toujours rêvé d'un Prix de Diane, le coût élevé de son haras, l'indifférence aussi que ses trois enfants montraient pour son exploitation, à l'exception de son fils Mathias, mais qui veut s'orienter plutôt vers la culture, finirent par le décider : un mois et demi avant sa mort, il mettait « La Pichonnière » en vente. Elle n'est toujours pas vendue. S'il n'y a pas aujourd'hui, seize mois après sa mort, de culte de Gabin, s'il n'a aucune rue à son nom dans les bourgs du voisinage, si seuls des curieux arrêtent leur voiture quelques minutes à l'entrée du haras, s'il n'y a pas — et pour cause puisque ses cendres ont été dispersées dans la mer — de pèlerinage sur sa tombe, le maître de La Pichonnière n'est pourtant pas oublié. Certains parlent encore de lui au présent. Sans déploration excessive, car on se souvient que Gabin fut un voisin ombrageux — il fit un procès pour 75 m2 d'herbage endommagé — mais sans animosité. Entre les Aspres, Moulins-la-Marche, où il allait chercher journaux et cigarettes, et La Pichonnière, sur la place du monument aux morts, dans les petits chemins, chez lui, dans sa « Moncorgerie », vaste maison (300 m2 au sol) construite par un Prix de Rome, où il invitait volontiers ses amis, Gabin apparaissait comme le négatif de son personnage : bavard et bon vivant. Ceux qui l'ont bien connu, comme Granier-Deferre vont encore plus loin : Gabin, dit-il, était timide, sensible et pudique. Il détestait parler d'amour, de femmes. Il ne faisait allusion à Marlène Dietrich que pour l'évoquer préparant le dîner dans leur petite cuisine d'Hollywood.

Un vrai père poule

« Avec ses enfants, bien que sévère (il y avait toujours une porte qui claquait chez eux, à Neuilly , rappelle Granier) c'était, raconte Robert Chazal, un vrai « père poule » se promenant un thermomètre à la main dès qu'ils avaient un rhume, s'inquiétant auprès de sa femme : où sont-ils donc, ce soir ? » Soucieux de sa santé, circonspect, « un peu douillet », dit le metteur en scène de La Horse. Il avait horreur de l'avion, ne dépassait pas le quatre-vingts à l'heure en voiture et, pour plus de sûreté, tenait à conduire lui-même. « Lorsque, dans un film, il avait un escalier à monter, dit Granier, il ne gravissait que le nombre de marches strictement nécessaire. » Haïssant le fisc surtout : après avoir décliné une invitation de Valéry Giscard d'Estaing à l'Elysée, il expliquait : « Ce n'est pas au président de la République que j'ai refusé, mais à l'ancien, ministre des Finances. » Mais personne, parmi ceux qui l'ont vu travailler, qui l'ont connu, toujours ponctuel et attentif, au studio, ne conteste son énorme apport au cinéma français. « Le cinéma était resté très théâtral : il y a introduit le quotidien, parlant bas, acceptant volontiers de tourner le dos à la caméra, explique Granier. Il jouait surtout avec une étonnante économie de moyens. Avant certaine scène des « Grandes Familles », où il avait à dire trois pages de texte face à un Gabin qui l'écoutait silencieux, assis à son bureau, Pierre Brasseur s'inquiéta : « C'est pas possible, on ne verra que lui... » Une question : qui, parmi les comédiens actuels a assez de présence pour pallier une pareille absence ? Philippe Noiret, peut-être.

UN TYRAN FEODAL

JEAN, raconte Mme Gabin, avait bien aimé « La Horse ». Sans doute, son personnage, bien trop excessif, ne lui ressemblait pas. Mais il connaissait ce milieu de grands agriculteurs, la région de Bayeux ; et il avait su, comme d'habitude, trouver d'instinct sa façon de s'habiller, tous les gestes du rôle. » Pour Granier-Deferre, le metteur en scène, en revanche, « le héros de La Horse n'est pas de ces personnages que je porte dans mon cœur ; il est de ces gens qui, aujourd'hui, parlent de légitime défense ; un tyran féodal, tribal ». Dans ce premier film qu'il tournait comme metteur en scène avec Gabin, il se souvient de lui, assis au fond du studio, l'observant: « Il me jaugeait, évaluait mon professionnalisme. » Gabin, rappelle-t-il aussi, avait craint pour les vaches, dans les scènes finales, où l'on voit les gangsters foncer en jeep dans un troupeau. Mais toutes les précautions étaient prises : ce n'étaient que des vaches non laitières, les jeeps bardées de pare-chocs en caoutchouc, l'assaut en douceur rendu violent à la projection par l'accéléré. « Des vétérinaires, la S.P.A. étaient présents. On a souvent plus d'égards pour les bêtes que pour les cascadeurs. »