«C'EST un scénario dingue ! » Depuis que, lors de son second séjour à la Comédie-Française, en 1960-1961, Gérard Oury avait joué Don Salluste, « Ruy Blas », avec ses outrances et ses coups de théâtre, lui apparaissait comme une irrésistible comédie à grand spectacle, et Victor Hugo comme un prodigieux auteur de cinéma. Méthodique, Oury avait glissé les notes que lui inspirait le sujet dans un dossier vert qui ne te quitte pas depuis vingt ans et dans lequel il accumule, à la limite de la rupture des élastiques, des indications de gags. Après les deux énormes succès du « Corniaud » (1965) et de « La Grande Vadrouille » (1966) et celui, à peine moins fracassant, du « Cerveau » (1968), il mit en chantier « son » « Ruy Blas» : « La Folie des grandeurs » (1971). A ce grand inquiet, perfectionniste à l'extrême, contraire vivant d'un Chabrol ou d'un Godard, il faut, le plus souvent, deux ans de travail acharné pour faire un film. Financement, d'abord, car, rappelle-t-il, le comique, surtout la réalisation de gags dits mécaniques, coûte cher ; scénario, dialogues, maintes fois repris, à tel point que l'un de ses producteurs habituels, Alain Poiré (Gaumont) dit souvent : « Gérard ? Le seul moyen de l'arrêter de travailler, c'est de commencer à tourner ».
Pendant ces deux ans de travail, Oury ne quitte pas sa salle à manger, encombrée de plans, d'archives, coordonnant, révisant le travail de ses co-scénaristes, à la fois gai, gentil, prévenant, tatillon, angoissé : « Dites donc, les enfants, leur lance-t-il souvent, plus que sept cent trente-deux jours avant le jour J... » Dans des opérations d'aussi longue haleine, il va sans dire que le choix des vedettes n'est jamais laissé au hasard. Pour « La Folie des grandeurs », Bourvil et de Funès avaient été retenus de longue date. Hélas ! Dès le tournage du « Cerveau », Bourvil avait été pris de violentes douleurs au dos. Pour mener à son terme « Le Mur de l'Atlantique » (1969), le metteur en scène Marcel Camus avait dû imaginer des ruses, le faisant jouer le plus souvent assis, par exemple, pour ménager le comédien, sans lui révéler ce que tout le monde savait : qu'il était atteint d'un cancer de la moelle. Souffrant le martyre, ne comprenant pas ces incessants changements de mise en scène, Bourvil, le plus charmant des hommes, était devenu agressif et ombrageux. Gérard Oury était à New York, en septembre 1970, lorsque Bourvil mourut. Il ne restait que quelques mois avant le premier tour de manivelle de « La Folie ». Un hasard lui fit rencontrer Yves Montand. Celui-ci accepta le rôle. Mais il fallut retailler les dialogues à sa mesure, totalement différente. Avec sa tendresse, sa gaucherie, Bourvil eût été, face à la reine d'Espagne, le vrai « ver de terre amoureux d'une étoile » qu'avait imaginé Victor Hugo. L'assurance enjouée de Montand allait tout au contraire faire du personnage une sorte de Gavroche victorieux.
Le film, qui fut un grand succès (un million d'entrées à Paris ), fut réalisé dans les délais prévus. Impeccablement, malgré la complexité de la mise en scène et de curieuses conditions de tournage en Espagne : « Dans la région d'Alméria, où se déroulent une bonne partie des extérieurs, raconte Oury, le décor naturel est tellement beau qu'on doit retenir le site à l'avance, à vingt quatre heures près, plusieurs films s'y tournant en même temps, presque côte à côte. » Gérard Oury enchaîna avec « Rabbi Jacob », sorti peu après (c'està-dire deux ans plus tard, en 1973). Mais, ensuite, l'infarctus de de Funès fit capoter — provisoirement ? — « Crocodile >, un film sur la dictature, auquel il tenait beaucoup. Et une « Entourloupe », prévue avec Lino Ventura, fut victime d'ennuis de financement.
Il en faudrait plus, cependant, pour faire perdre à Gérard Oury son optimisme. D'abord enfant gâté, élevé par sa mère, il connut ensuite, et comme comédien, une carrière en dents de scie : sitôt sorti du Conservatoire, la Comédie Française ; puis de longs tunnels de semi-chômage, débouchant tantôt sur un retour aux classiques, tantôt sur des films commerciaux, dans des rôles violents ou inquiétants. Une carrière sans sourires et, a fortiori, sans éclats de rire. Ce rire dont il devait pourtant — sur le conseil de de Funès, alors presque inconnu — se faire le spécialiste derrière la caméra du « Corniaud ». Sans doute tient-il de cette carrière aux multiples avatars son intense besoin de sécurité, dont témoignent, par exemple, son appartement, admirablement aménagé, et son allégresse au travail, son impatience de créer et d'amuser. Il met en ce moment la dernière main — du moins, son producteur l'espère-t-il — avec sa fille, Danièle Thompson, au script de son prochain film, « La Carapate » — avec Pierre Richard et Victor Lanoux, réunis comme jadis au cabaret. Le sujet fait revivre l'époque de Mai 1968. Déjà, il sourit en se remettant au travail : « Quand je dirai « moteur », le 29 mars, cela fera cinq ans que je n'aurai pas tourné !»
On sera peutêtre surpris de trouver, au générique de « La Folie des grandeurs », le nom de Marcel Jullian comme co-scénariste. C'est oublier, d'une part, que celui que les téléspectateurs ont connu jusqu'à fin 1977 dans le rôle très officiel de Président d'Antenne 2, n'a rien d'un énarque, et que sa jovialité, sa faconde, son imagination font de lui un auteur de comédie né ; d'autre part, qu'il avait déjà, avant « La Folie », collaboré au « Corniaud », à « La Grande Vadrouille » et au « Cerveau ». Une collaboration joyeuse et décontractée dont il a gardé le meilleur souvenir et une grande amitié pour Gérard Oury, « Un garçon attentif, fervent, d'une très grande loyauté », mais qui, selon lui, dans « La Folie », subit peut-être trop le poids de l'œuvre (Ruy Blas) dont il s'était inspiré : le film, qu'il juge superbe, lui parait parfois trahir un respect inconscient de Gérard Oury pour un grand texte du théâtre français et une sorte de politesse devant la splendeur. Déjà, dans la réaction du public, -Marcel Jullian avait noté une certaine gêne : « Il y a, dans ce film, un côté toile de maître : les gens ne savaient pas s'ils devaient, s'ils pouvaient rire. Comme si l'on avait mis des moustaches à la Joconde ! »