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Ce que je raconte toujours depuis « Z », explique Costa Gavras, ce sont les rapports de l'homme et du Pouvoir ; cela peut s'appeler aussi la politique. Ce qui retient mon attention et mon intérêt, ce sont les mécanismes inventés, mis en place par l'homme, qui échappent à son contrôle et finissent par le contrôler lui-même.
Après « Z » et la Grèce des colonels, après « L'Aveu » et la Tchécoslovaquie stalinienne, c'est à la France de Pétain, avec « Section spéciale », qu'il consacre la troisième partie de sa trilogie sur la justice, l'arbitraire et la raison d'Etat. On lui avait souvent reproché de n'oser traiter que des sujets hors frontière ; avec la complicité de son scénariste dialoguiste, Jorge Semprun, il répond par « Section spéciale », qui se passe entre Vichy et Paris en 1941. C'est déjà de l'Histoire sans doute, mais sous laquelle couvent encore des passions.
Une loi scélérate
Août 1941. Le premier attentat partisan vient d'être commis contre un officier de l'armée d'occupation. Avant même que les autorités allemandes exigent des représailles, le maréchal et son ministre de l'Intérieur, Pierre Pucheu, les prennent de vitesse. Ils inventent et promulguent, toute affaire cessante, la loi d'exception la plus scélérate que puissent imaginer des Français contre des Français, au nom de la raison d'Etat. Cela permettra d'aller aisément cueillir, dans leurs cellules, des hommes déjà jugés pour des vétilles et condamnés à des peines légères, pour les envoyer à la guillotine. Pour venger la mort de l'officier, les Allemands auraient proposé ce marché à Vichy : 100 otages fusillés par eux ou 6 condamnés exécutés par les Français eux-mêmes. On n'est pas certain que ce marché ait jamais existé. Mais, du haut en bas de l'échelle, on a, à l'époque, répété cette fable et fait semblant d'y croire. C'était bien pratique pour appliquer une formule mathématique élémentaire : mieux vaut 6 que 100. D'autant plus que l'on avait fait courir le bruit, dans les hautes sphères, que les « 100 » seraient des personnalités alliées aux notables de Vichy, des magistrats, des avocats, bref de grands bourgeois tandis que les « 6 » n'étaient que des militants, des prolétaires, un journaliste communiste ; de quoi justifier leurs crimes, sans doute, aux yeux des magistrats infâmes qui acceptèrent d'envoyer ces hommes à la mort. En fait, ils n'en envoyèrent que 3. A mi-chemin, la machine s'enraya au cours des délibérations, un, deux, puis trois magistrats, indignés par la lâcheté du président, refusèrent de continuer à juger dans des conditions aussi abjectes.
Le film retrace l'historique de la situation, l'illustre, l'éclaire, en souligne les grandes lignes de force. Le sujet était des plus arides et Costa Gavras n'a pas cherché à l'adoucir en le réduisant à une intrigue autour d'un héros. Il n'y a, ici, ni intrigue, ni héros — bon ou méchant — ni dramatisation d'aucune sorte ; il n'y a pas ce qu'on appelle une histoire, mais l'Histoire, les hommes qui l'ont faite et ceux qui l'ont subie sous le régime de Pétain, en France en 1941. Le vrai héros de « Section spéciale» c'est l'Etat et son appareil répressif nommé raison d'Etat, que le Larousse définit ainsi : « Considération de l'intérêt public justifiant une action injuste. » Le récit de Costa Gavras, de bout en bout captivant, fait penser à ces grandes émissions télévisées que nous regrettons tant : « La caméra explore le Temps ». Nous passons de la vie privée des familles de haut fonctionnaires, parquées jusque dans les salles de bains des hôtels de cures aux coulisses du gouvernement de Vichy, à la salle d'audience, puis au secret des délibérations du tribunal d'exception, tour à tour amusé, indigné, ému, scandalisé.
La mise en scène n'échappe pas toujours à une monotonie un peu pesante, bien difficile à éviter quand la répétition se veut un argument dramatique, mais le plus souvent le film claque sec et net. A la vivacité du récit, répond le jeu des acteurs, le geste bref, le pas rapide, épousant le rythme d'une véritable course contre la montre, pour promulguer la loi, désigner les victimes, les envoyer à la mort ou tenter d'obtenir leur grâce. Tout cela avec une sorte de frénésie froide. La meilleure scène du film est peut-être ce moment de grandiose dérision où le jeune avocat arrive sous les lambris de l'Opéra de Vichy pour demander la grâce de son client tandis que le gouvernement, au grand complet, écoute, dans le recueillement, L'Ode au maréchal, de Paul Claudel. Il y a là, entre l'avocat, Jacques Perrin, le ministre, Michel Lonsdale, et le vieux garde des Sceaux, Louis Seigner, quelques échanges de regards d'une force très efficace. Il faudrait dire aussi que la démonstration de Costa Gavras ne s'arrête pas à Vichy et que son film possède valeur d'avertissement pour tous les temps contre le rouleau compresseur de la raison d'Etat. On voit qu'il s'agit d'une œuvre qui vise haut, loin, et nous concerne tous.