Si les fiches que je réalise pour BDFF pèchent parfois par leur non-exhaustivité côté distribution, c'est que je n’ai pu réunir le nom de tous les acteurs, faute de preuves. En effet, la passion du cinéma qui m’anime ne m’assure pas toujours les moyens d’investigations suffisants, aussi certaines fiches pourront-elles sembler bien incomplètes aux cinéphiles qui les consulteront. Elles ont cependant le mérite de se baser sur des éléments dûment vérifiés.
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Interview d'Annie Girardot en 1971
Annie Girardot : " Trois chambres à Manhattan " aurait dû être tourné comme un reportage TV
TROIS chambres à Manhattan» est certainement le plus beau roman de Simenon que j'ai lu. Lorsqu'en 1965 on me proposa de le tourner pour le cinéma, je sautai de joie. C'était faire d'une pierre deux coups, car je réalisais ainsi un de mes vieux rêves : travailler avec Carné ! Les souvenirs d'Annie Girardot à propos de ce film ne sont pourtant pas tous aussi roses. Sur le moment, le Prix d'interprétation qu'il lui valut au Festival de Venise la combla, à la longue la récompense devint pesante : « Il doit y avoir un sort sur la Coupe Volpi, car je restai ensuite deux années entières sans tourner ; la même mésaventure était arrivée à Emmanuelle Riva en 1959 avec « Hiroshima, mon amour ». Je dois à Claude Lelouch d'être revenue devant une caméra, mais en 1967 seulement. Alors, ne me parlez plus de prix, je n'en veux plus ! » Bien que très occupée actuellement par la préparation de son prochain film, « La Mandarine », d'après le roman de Christine de Rivoyre, Annie Girardot prendra le temps de revoir ces « Trois chambres à Manhattan » sur le petit écran. Une sorte de « première » : les hasards de son métier l'ont toujours empêchée, jusqu'à présent, de regarder un de ses films quand ils étaient projetés à la télévision. « Je me demande bien ce que celui-ci va donner six ans après sa sortie. C'est surtout le thème de la rencontre de deux Français à l'étranger qui m'avait séduite dans cette histoire. Je suis très sensible, personnellement, à ce genre de situation. Il est probable que les dimensions réduites de l'écran vont encore accentuer le côté intimiste du film. Je regrette pourtant qu'il ne montre pas mieux Manhattan, car il est associé dans mon souvenir à ma propre découverte de l'Amérique où je mettais le pied pour la première fois. New York est une ville fascinante entre toutes, où je retourne souvent. Mon plus grand regret est que Carné n'ait pu tourner toute l'histoire dans son cadre réel. Tous les intérieurs ont été réalisés en studio, à Paris, devant des transparences. Nous n'avons débarqué réellement à New York qu'ensuite. Je me souviens, il pleuvait, ce jour-là. Nous étions un 1er mai et il nous fallut faire des kilomètres à pied pour gagner les lieux de tournage. » A mon avis, d'ailleurs, c'est dans ce contraste entre le studio et la réalité qu'il faut chercher les origines du demi-échec de ce film. Il est difficile, tant le cadre est prenant, de se sentir vraiment à New York ailleurs qu'en Amérique. Même la présence de figurants américains, recrutés à la Cité universitaire et au Harry's Bar, rue Daunou, n'a pas suffi à créer en studio le dépaysement nécessaire ! »Annie Girardot, lorsqu'elle était petite fille et habitait avec sa mère rue de Bagnolet, au pied de Ménilmontant, était déjà une cinéphile enragée. Dès cet âge, elle avait conçu une grande admiration pour Marcel Carné. « Je connaissais tous ses films, qu'on reprenait régulièrement aux cinémas « Palermo » et « Palais Avron », près de chez nous. Je bâclais mes devoirs d'école pour être prête à l'heure, tandis que ma mère laissait la vaisselle en plan pour m'accompagner ! Plus tard, on m'avait dit : « Tu vas voir, Carné, il est impossible avec les comédiens ! » J'étais très émue à l'idée de tourner sous sa direction.
Une leçon
En réalité, ce fut un enchantement. Monsieur Carné (elle dit, cependant, toujours « Monsieur » Carné...) est charmant, drôle, plein d'humour. Ses fameuses colères, ce sont les autres qui en ont fait une montagne. Avec lui, je crois avoir trouvé la clef ; chaque fois que je sentais qu'il allait « exploser » sur le plateau, je le désarmais par l'humour : « Allons, M. Carné, ne jouez pas les croquemitaines. » Et ça marchait ! J'aimerais bien tourner à nouveau sous sa direction. » Annie Girardot a aussi des idées très précises sur le cinéma. Selon elle, il exige de plus en plus le réel, la vérité. « Trois chambres à Manhattan » contient quelques moments formidables. Du grand Carné. Mais aujourd'hui, pour vraiment montrer la vie, New York, le monde, il faut partir la caméra sur l'épaule, sortir du studio comme pour un reportage. C'est la grande leçon de la télévision. J'y ai naguère, joué quelques dramatiques, dont un Shakespeare en direct. Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie. Pourtant, je suis prête à recommencer si ce qu'on me propose est réellement de la télévision et non du théâtre filmé. » Pour le moment, elle attend le rôle qui lui permettra de faire sa rentrée au théâtre tout court. Elle ne l'a pas encore découvert : « Je ne sais pas exactement ce que je veux : mais je sais très clairement ce dont je ne veux pas !»
Carné : "New-york n'était pas prévu dans mon contrat !"
LORSQUE la presse annonça que Marcel Carné allait tourner « Trois chambres à Manhattan » à New York, cela provoqua un beau tollé : le réalisateur Jean-Pierre Melville affirmait, dans le même temps, avoir été engagé comme metteur en scène pour le même film ! « Je n'ai jamais très bien compris cette sombre affaire entre producteurs, dit Carné ; finalement, c'est moi qui ai réalisé le film. Pas tout à fait comme je le souhaitais, d'ailleurs ; d'abord, il n'était pas facile d'adapter ce Simenon pas comme les autres (c'est un roman d'amour très pur) ; ensuite, le livre, écrit en 1946, situait l'action à l'hôtel « Lotus » dans la 42ème Rue. J'y suis arrivé quinze jours trop tard ; on venait juste de détruire l'hôtel où le père de Maigret avait imaginé son intrigue. C'est l'hôtel « Shermann » qui fit l'affaire, des témoins m'ayant affirmé qu'il ressemblait beaucoup au « Lotus ». » Nous devions également tout tourner en décors naturels. Hélas, ce n'était pas écrit dans mon contrat et, lorsque le producteur apprit le tarif de location du moindre coin de rue à New York, il préféra, pour de nombreuses scènes, le studio... à Paris ! «Je devais également inclure, dans le film, une sorte de documentaire sur la ville. Il ne put se réaliser, faute d'argent. C'est pourquoi on voit si peu New York dans « Trois chambres à Manhattan ». Marcel Carné, pour ce film, avait reconstitué son équipe de la grande époque : Jacques Sigurd, dialoguiste des « Tricheurs », Léon Barsacq, décorateur des « Enfants du Paradis » et Eugène Shuftan, chef opérateur de « Quai des Brumes ». « Mais, précise le cinéaste, je n'ai pas voulu refaire « Quai des Brumes ». Mon film, où il ne se passe pas grand-chose, est plutôt du genre intimiste et, finalement, peu réaliste. D'ailleurs, au mot « réalisme », je préfère celui de « fantastique social », qui caractérise mieux ces « Trois chambres à Manhattan ».