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Le geste mou, il passe la
serpillière sur le pavé
de l'hospice où il est « videpots ». A dix-sept ans, il y
a de quoi se ronger. Dans
la cour, sur un arbre, un
oiseau se met à chanter ; le
garçon s'approche de la fenêtre, le repère, sourit... il
tire de sa poche un lance-pierres, l'ajuste et, d'un
geste d'une sûreté parfaite,
tue l'oiseau. Il sourit plus
clair : il n'a pas perdu la
main dans les viles besognes citadines.
Ce garçon, épingle là en
deux gestes révélateurs,
c'est Lacombe Lucien avant
que le hasard, disposant de
son ennui et de sa sottise,
ne s'amuse, quelques jours
plus tard, à en faire un
traître.
Nous sommes en juin
1944 : le commencement de
la fin pour les armées allemandes ; pour les Français
de la Gestapo, les dernières
fureurs de vivre et de faire
mourir.
Lucien quitte l'hospice pour quelques jours de vacances dans son village. A
bicyclette, il traverse la
belle campagne du Lot sous
un soleil glorieux, et Louis
Malle commence une reconstitution historique aussi juste que fine. Il va la
poursuivre tout au long du
film, contrepoint du destin
de Lucien.
Le temps recréé
Reconstitution n'est même pas le mot qui convient
tout à fait ici. Louis Malle
recrée le temps, mêlant la
musique de Django Reinhardt, les voix d'André Claveau, de Léo Marjane et de
Mlle Swing au vocabulaire
de l'époque et à l'attente
figée de cet été-là.
A la ferme, Lucien n'est
guère le bienvenu : son
père prisonnier, d'autres
métayers se sont installés
chez lui et sa mère habite
chez le maire du pays, dont
elle est devenue la maîtresse. Mal venu, Lucien ne
pourra rester comme il l'espérait, mais il a retrouvé
son fusil et sa superbe. A la
chasse, il a toujours été le
meilleur. Des hécatombes
de lapins jalonnent ses sorties et, pour tuer les poules
en leur faisant valser la tête, il n'a pas d'égal.
Tous ces gestes vrais,
durs et sûrs, aucun acteur
n'aurait su les exécuter.
Louis Malle a choisi un
amateur, Pierre Blaise, jeune paysan de Moissac, tailleur d'arbres de son état,
pour incarner Lucien. De
bout en bout, on croit à son
personnage ; chaque geste
le dévoile, fruste, solitaire,
sadique et probablement
rancunier. Peu à peu, sa
densité devient si forte
qu'elle oppresse. Le travail
de Louis Malle est une approche extérieure du personnage ; pas question de l'appréhender de l'intérieur, de
se mettre à sa place. Lucien est sot, opaque, imprévisible et inquiétant ; en
même temps, c'est un gamin
saisi par le hasard.
L'instituteur, lieutenant de
F.F.I., a allégué son jeune
âge pour le repousser. Il se
méfie de ce cancre : il ne
suffit pas d'être un inégalable tueur de lapins pour entrer au maquis. Indésirable
à la ferme et chez les Résistants, Lucien va donc
rentrer à l'hospice, mais un
pneu qui crève, son arrivée
en ville après le couvre-feu,
sa rencontre — dans leur
luxueux hôtel réquisitionné
— avec les Français de la Gestapo en disposent autrement. On le saoule, d'abord
pour rire, puis pour le faire
parler ; sans même s'en rendre compte, il "donne "
l'instituteur qui sera arrêté
au matin. Le piège est refermé. Lacombe Lucien est
devenu un Français de la
Gestapo. Cela ne lui déplaît
pas : le voilà riche, puissant
et craint.
Comment il fait la connaissance de M. Horn, israélite distingué qui se cache dans cette ville ; comment il tombe amoureux de
sa fille France ; comment il
ose s'installer chez eux ;
comment il emmène France
au bal de la Gestapo, je vous
laisse le découvrir en avançant dans la fascination d'un
suspense qui ne se dément
pas une seconde et ne tient
qu'à un jeune homme ambigu dont les réactions
demeurent insoupçonnables.
Je voudrais pourtant vous
signaler la scène où la mère
de Lucien vient lui rendre
visite chez les Horn. Voici
face à face M. Horn et sa
fille, Lucien et sa mère :
deux mondes et des personnages placés comme dans le
quadrille classique d'une demande en mariage dérisoire.
C'est d'une force envoûtante.
L'envoûtement même des
romans de Patrick Modiano
imprègne le film. Sa vision
hallucinée d'une époque
qu'il n'a pas connue et qu'il
s'efforce de revivre à travers tous ses livres (« Rondes de nuit » et « Boulevards
de ceinture »), Louis Malle
(avec qui il a collaboré ici)
l'a traduite, avec une maîtrise superbe et sobre, en
images d'une précision d'orfèvre. Leur recherche d'un
temps perdu que ni l'un ni
l'autre n'ont vécu ne va ni
sans nostalgie ni sans générosité. Une grande chaleur
humaine habite l'approche
de ce monde crépusculaire
pour lequel la musique de
Django sert de passeport
comme à d'autres la petite
sonate de Vinteuil.