Toutes les images sont cliquables pour les obtenir en plus grand.
1962 : Jean Gabin "Ces gens sans importance" m'ont mis sur les rotules
« Quand je vois marcher les gens comme des automates et lever les bras au ciel pour manifester leur douleur, j'ai envie de rigoler, même si on me dit que c'est un classique du cinéma. » Henri Verneuil, auteur de films à succès, se demande pourquoi on passe de vieux films à la Télévision. Quand il entend le mot culture, il a envie de tirer sa caméra. Ce soir, cependant, il fera une petite entorse à son régime intellectuel et s'assiéra sagement, comme tout le monde, devant sa TV pour revoir « Des gens sans importance », une oeuvre qui ne date que de 1956, mais qui compte déjà parmi les films dont on se souvient.
Il ne rira pas. D'abord parce qu'il s'agit d'un film plutôt noir. Ensuite parce que c'est un film de lui. Et puis, aussi, parce que ces « gens sans importance » marquent une étape importante dans la carrière de Verneuil : sa rencontre avec Jean Gabin. — C'était la première fois que je tournais avec Gabin, dit-il. On s'est observés pendant un certain temps, jaugés. Finalement, on a fait deux autres films ensemble : « Le Président » et « Un singe en hiver ». Le 15 octobre prochain, on remet ça pour la quatrième fois. Le scénario de « Des gens sans importance » avait été tiré, sans grand enthousiasme, d'un roman de Serge Groussard. Non que le roman fut mauvais. Mais le « climat » n'y était pas. — Il y a des années où le public veut du noir, d'autres années où il veut du rose. L'année 1956 était vouée au rose, explique le réaliste Henri Verneuil.
Or, le roman de Groussard était noir. Mais les contrats sont les contrats et Verneuil se mit au travail. Pour se « mettre dans le bain » de la triste histoire de l'époux d'une femme agressivement jalouse, un camionneur quinquagénaire qui finit par s'éprendre d'une servante d'auberge à peine sortie de l'adolescence (n'ayez pas peur, elle mourra fort à propos et le camionneur rentrera chez lui), Verneuil, « qui n'aime pas l'intrusion des hommes de lettres dans le cinéma », a fait Paris-Bordeaux et retour en compagnie de deux « routiers » qui trans-portaient des drogues pharmaceutiques, de nuit, dans un trente tonnes. — Dans la cabine, j'ai lutté avec eux contre le sommeil et j'ai écouté leurs histoires. Ce sont eux qui m'ont raconté celle du soir de Noël que j'ai utilisée dans le film. Ils n'avaient pas dormi. Brusquement, ils ont vu un grand lit couvert de coussins et entouré de lumières. Hypnotisé, le conducteur a foncé. Il a arrêté son camion d'un coup de frein brutal à quelques centimètres de la vitrine d'un marchand de meubles qui avait trop amoureusement « fignolé » son décor de fin d'année. Gabin, qui rêva d'être chauffeur de locomotive et fut apprenti maçon, puis manœuvre dans une fonderie avant de devenir acteur et propriétaire exploitant d'un domaine normand, ne se tenait plus d'aise à l'idée d'être camionneur pour le temps du film.
Henri Verneuil se souvient de son zèle avec émotion : — Pendant dix jours entiers, il s'est entraîné à conduire son trente tonnes comme un professionnel. Au cours des huit semaines que dura le tournage, c'est lui qui tenait le volant dans tous les plans. Même lorsqu'on ne le voyait pas. « Quand je descends de la cabine, disait-il, si ce n'est pas moi qui conduis, ça se voit et c'est mauvais. » Gabin le consciencieux, l'irascible, l'inquiet, commençait par crâner en affirmant qu'il était plus facile de conduire un trente tonnes qu'un tracteur, mais, le soir, il avouait : « Quand on a la responsabilité d'un film sur les épaules, vous savez, des fois, on finit sur les rotules. C'est ce qui m'est arrivé en tournant « Des gens sans importance » — Pour le tournage de ce film, raconte Verneuil, on avait construit la façade d'un poste à essence au bord d'une route départementale toute droite et peu fréquentée. Des voitures s'arrêtaient pourtant quelquefois pour faire le plein d'essence et Paul Frankeur répondait aux conducteurs surpris : «: Y en a plus. » Un seul est descendu un jour. Il était furieux. Nous déjeunions sur le talus. Il a ouvert la porte pour se plaindre au patron et s'est trouvé devant l'échafaudage de poutres qui soutenaient la façade du poste. Il a refermé précipitamment la porte, est remonté dans sa voiture et a démarré sur les chapeaux de roues sans prononcer un mot.
Comme il arrive souvent, l'équipe technique et les acteurs ont plus ri pendant le tournage que le public au film. D'ailleurs, il n'était pas question de faire rire le public, mais de l'émouvoir et, l'année 1956 étant considérée comme une année gaie, « les gens sans importance » passèrent inaperçus. — Entendons-nous, précise Verneuil. Le succès, pour moi, c'est 400.000 entrées dans les salles d'exclusivité. Il y en a eu 150.000, mais c'est le film qui m'a rapporté le plus de prix : médaille d'or en Chine et au Japon, Prix Populiste de la Mise en scène et Prix Populiste de l'Interprétation pour Gabin.